Jusqu’où ira la baisse des prix du tourteau de soja ?
Le tourteau de soja a vu ses prix fortement reculer ces derniers mois. Cette tendance peut-elle se poursuivre ? Patricia Le Cadre, directrice du Cereopa et spécialiste des marchés des matières premières agricoles, décrypte les dynamiques à suivre pour optimiser ses achats.
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Web-agri : Comment expliquer le fort recul des prix du tourteau de soja ces derniers mois ?
Patricia Le Cadre : Sur la campagne 2024/25, le prix moyen atteint 374 €/t : c’est une baisse de 22 % par rapport à la saison précédente (478 €/t), sachant que nous avions atteint 552 €/t en 2022/23. On revient donc sur les niveaux des années 2020/21, et en dessous de la moyenne décennale, qui tourne autour de 400 €/t.
Ce qui est intéressant, c’est que sur la prochaine campagne (juillet/juin 2025/26), les prix sont encore plus bas : 354 €/t, en incluant la prime liée au règlement européen sur le soja non-déforestant. Sans cette prime, on serait aux alentours de 339 €/t, un niveau proche de ceux qu’on a connus au moment des premières taxations de Trump, en 2018-2019.
Nous sommes revenus à ces bas niveaux de prix parce que nous avons manqué d’huile de palme et de graines riches en huile sur le marché. Dans un contexte général de décarbonation, la demande en huiles augmente fortement. Pour y répondre, on a d’abord sollicité l’huile de palme, puis celles de colza et de tournesol, toutes trois moins disponibles que les saisons précédentes. Ne restait plus, ensuite, que le soja très abondant.
Or, il faut triturer bien plus de soja pour obtenir la même équivalence en huile que les autres graines oléagineuses. On s’est donc retrouvés avec beaucoup de tourteau à écouler, qui est allé chercher ses clients en baissant son prix puisque l’huile se vendait très bien, limitant le besoin de trouver de la marge sur le tourteau.
Cela a renforcé sa compétitivité par rapport aux autres sources de protéines ?
Le tourteau de soja est devenu très intéressant à utiliser par rapport aux tourteaux de colza et de tournesol, peu disponibles, et aussi, on l’oublie souvent, par rapport aux céréales, malgré leur prix bas. La compétitivité du tourteau de soja est historiquement forte sur la campagne qui se termine, et sur la prochaine.
Cela permet aux éleveurs d’améliorer leur marge, donc la demande reste forte. Qu’on le veuille ou non, on l’utilise beaucoup : après une baisse des importations jusque 2023/24, on remonte sur 2024/25 et on va continuer sur 2025/26.
Le tourteau de soja continuera à être très intéressant, malgré la prime sur le soja non-déforestant. La mise en place de cette réglementation européenne arrive dans un contexte de prix qui permet pour l’instant supporter cette prime.
C’est-à-dire ?
Cette prime se justifie car la mise en place de la réglementation exige une traçabilité à la parcelle. Cela nécessite des moyens, du temps, ...et donc de l’argent. Il y a un an, on estimait que cette prime sur le tourteau serait aux alentours de 45 €/t, soit 10-12 % du prix à l’époque. Aujourd’hui, avec la baisse des cours, on est plutôt à 30 €/t. La concurrence entre importateurs joue très bien sur le marché français.
Cette prime ne pénalise pas la compétitivité du tourteau de soja car les tourteaux de tournesol et de colza s’ajustent à la hausse, notamment dans un contexte 2025/26 qui reste tendu (au moins pour le colza). C’est sur le ratio entre les céréales et les tourteaux qu’on peut avoir plus de volatilité.
En revanche, la mise en œuvre du RDUE va sans doute renchérir le sourcing sur le non-OGM et le bio, car ils proviennent de zones où il est compliqué de faire de la traçabilité, comme en Inde ou en Afrique. Le coût de la ségrégation y sera plus élevé.
Peut-on imaginer que les prix du tourteau de soja baissent encore dans les semaines qui viennent ?
Pour moi, nous sommes encore dans une parenthèse de potentiel baissier, mais ça ne veut pas dire que le prix restera très bas toute la campagne. Il y a des choses à surveiller au niveau de l’offre en graines et de la demande en trituration.
L’offre (production et stocks) de graine de soja chez les trois grands exportateurs – Brésil, Argentine et États-Unis – sur 2025/26 ne va progresser que de 6 Mt par rapport 2024/25, contre une hausse de 28 Mt l’an dernier. Pour l’instant, on ne s’attend pas à avoir une très forte demande supplémentaire sur le marché mondial, ce qui limite la tension sur le prix.
Grâce à un contexte conjoncturel qui s’améliore, l’huile de palme revient en effet dans le game et se retrouve plus compétitive, ce qui réduit la demande en huile de soja et peut chahuter la graine, avec un impact sur les besoins en trituration en Argentine, au Brésil et en Chine.
Mais dans les semaines qui viennent, il faudra scruter ce qui va se passer en Argentine, qui a vu une énorme évolution de son paysage économique. Le gouvernement a baissé les taxes à l’export et il y a eu une vraie appétence des agriculteurs à vendre leurs graines pour l’exportation ou la trituration, ce qui a accéléré la baisse du prix du soja depuis deux-trois mois. Mais cette parenthèse va se refermer fin juin, et cette appétence pour la vente risque de s’atténuer.
L’Argentine devrait cependant exporter deux fois plus de graines sur 2025/26 que cette campagne, notamment parce qu’elle a passé des accords avec la Chine. Cela risque de compliquer l’approvisionnement en graines pour la trituration locale, et potentiellement la ralentir.
Quant au Brésil, secoué depuis quelques jours par des mouvements sociaux qui limitent les capacités exportatrices, c’est en général en août, lorsque le maïs issu de la safrinha est exporté, qu’on note des goulots d’étranglement logistiques. Ces derniers pourraient ramener de la volatilité sur les marchés cet été.
Quid des États-Unis et de la Chine dans cette équation ?
On acte pour l’instant que la production US de graines sera proche de celle de l’an dernier, avec de gros stocks de report. Mais il y a toujours un risque de weather market : un problème au mois d’août avec le remplissage des gousses aura forcément un impact sur le marché de Chicago.
Aux États-Unis, les nouvelles lois autour des biocarburants vont recentrer la demande intérieure pour l’huile de soja US puisqu’il a été acté que pour avoir accès à certains crédits d’impôts, on ne pourra plus utiliser d’huiles ou de graisses animales produites ailleurs qu’en Amérique du Nord. Cela devrait permettre de continuer à triturer beaucoup de soja. Mais la demande intérieure ne suffira pas.
La question majeure à se poser dans les deux mois qui viennent, c’est : où la Chine va-t-elle acheter son soja en 2025/26 ? Elle a environ 100 Mt à acheter et n’a pour l’instant rien contractualisé aux USA. Qui, des trois grands exportateurs, fera un effort sur les prix pour sortir sa marchandise ?
Ce qui se négocie ces jours-ci entre Trump et Xi Jinping, ce sont potentiellement les volumes sur lesquels ils vont s’engager. Alors que les Chinois n’arrivent d’habitude sur le marché américain que fin août, Trump voudrait qu’ils profitent de la suspension des taxes pour se positionner plus tôt, et sur des volumes conséquents.
Il faudra suivre de très près les volumes qu’engagera la Chine sur les États-Unis d’ici à fin août : en fonction de ça, on verra de quel exportateur la baisse viendra. En résumé, il y a pour moi encore un potentiel de baisse sur la graine, mais la Chine va faire durer le suspense pour appuyer un maximum sur les prix.
Comment le prix du tourteau peut-il évoluer dans ce contexte ?
Si la graine baisse, il va baisser, si elle monte, il va monter. Mais il y a des freins à la baisse et un accélérateur à la hausse. Les éléments pouvant limiter la baisse du tourteau sont d’abord la potentielle moins bonne disponibilité du tourteau argentin en juillet. Il y a aussi le fait que l’huile de soja se vendra moins bien cette campagne qu’en 2024/25. Pour trouver des marges, le triturateur devra peut-être aller en chercher sur le tourteau.
Enfin, le coproduit, actuellement très compétitif face au blé et aux autres tourteaux attise la demande, ce qui peut aussi freiner la baisse des prix face au recul de ceux de la graine.
D’un autre côté, les spéculateurs sont historiquement short sur le tourteau de soja à Chicago : ils ont fait un énorme pari baissier, et devront se racheter très rapidement si jamais le marché de la graine remonte. Cela pourrait catalyser une hausse des prix du tourteau.
Pour le tourteau de soja, la parité eurodollar joue aussi beaucoup sur la cotation française. Là aussi, il peut arriver plein de choses. Ces derniers mois, l’euro est monté par rapport au dollar, ce qui a facilité nos importations. La suite dépendra du marché obligataire.
Il y a aujourd'hui, en effet, une vraie problématique : la dette américaine, qui sous-tend toute la politique commerciale de Trump. Ce sont encore 6 000 milliards de dollars d’obligations arrivant à échéance en 2025 qu’il faut refinancer, dans un contexte de remontée des rendements de long terme (30 ans) non seulement aux USA, mais aussi au Japon et en Allemagne.
Cela fait peser le risque d’un krach obligataire, qui aura forcément un impact sur les parités monétaires. Le dollar peut donc avoir un impact assez fort sur la prochaine campagne.
Au-delà de la Chine, comment la guerre commerciale lancée par Donald Trump vers le reste du monde, notamment vers l’UE, peut-elle influencer les prix du tourteau de soja ?
Trump est trop dépendant du Mexique (vente de soja) et du Canada (achat d’huile de colza) pour être trop sévère sur les taxes des oléagineux avec ses voisins. Avec la Chine, c’est essentiellement sur le soja qu’il faut trouver un deal mais les enjeux ne sont pas réellement sur le secteur agricole. Cependant, les États-Unis ne pourront pas se permettre de perdre l’accès au marché chinois et au marché européen pour le soja.
Si l’UE taxe leurs graines et que le débouché chinois reste fermé, alors les prix du soja plongeront et le tourteau suivra sur le marché de Chicago. Trump a d’ailleurs réservé des milliards de dollars pour aider les agriculteurs si le marché dégringole, mais je pense que ça n’ira pas jusque-là.
De son côté, l’UE ne peut sans doute pas se passer des États-Unis pour mettre en application son règlement anti-déforestation. Un certain nombre d’acteurs ont en effet prévu d’alimenter l’UE via des graines US triturées dans les pays du Nord de l’Europe, l’Italie et l’Espagne. Rappelons que nous importons environ 15 Mt de graines et 15 Mt de tourteaux pour satisfaire la demande européenne. À mon sens, cette menace de taxation est seulement devenue une arme de négociation de la Commission européenne.
L’UE a d’ailleurs annoncé qu’elle taxerait leurs graines mais pas leurs tourteaux, ce qui laisse une porte d’entrée au soja étatsunien. Face à une taxe sur les graines, nous irions chercher davantage de tourteau au départ des États-Unis, ce qui serait intéressant pour eux car ils en auront beaucoup à sortir. Je n’y crois pas trop, parce qu’il va falloir faire tourner les usines européennes de trituration.
Sur le sujet de la guerre commerciale sur les produits agricoles, je me suis toujours dit qu’il y avait beaucoup de bluff et que Trump ne pourrait jamais faire tout ce qu’il voulait. À la fin, on accouchera peut-être d’une souris… mais en attendant, il y a beaucoup de volatilité.
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